dimanche 17 mai 2015

La construction de l’unité Tunisienne, facteur de division ?

 
 Par Jean Chomette       


 Claude-Joseph Verdier, Scène de bataille : Hannibal contre les Romains, XVIIIe siècle
 


        « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » (1) C’est en ces mots célèbres que Ernest Renan définissait le concept de nation lors d’une conférence prononcée le 11 Mars 1882 à la Sorbonne. Elle affirme que la volonté de vivre ensemble autrement dit d’être uni repose sur un passé commun qui forge l’identité. S’il est très clair que ce passé ne peut pas être créé de toute pièce, il est malléable dans le sens où son interprétation peut être diverse et où des choix de mémoire sont établis. C’est pourquoi la part de construction d’une identité nationale et sa définition même représentent un enjeu majeur : c’est elle qui devrait permettre au pays de construire un régime politique et une société stables et durables.  Cette définition, si l’on tente de l’appliquer aux peuples Libyen et Tunisien est  d’une actualité on ne peut plus brulante. En effet nombreux sont ceux qui tentent d’expliquer l’échec de la révolution libyenne par l’absence d’une véritable unité nationale, l’absence d’une nation par opposition au succès de la révolution tunisienne. La Tunisie parviendrait ainsi à construire un nouveau régime stable sans mettre en péril les acquis de la  « Révolution de Jasmin » en partie grâce à l’existence d’une nation tunisienne. Les attentats du Bardo du 18 mars 2015 ont remis ce sujet au cœur de la vie politique et sociale tunisienne dans le sens où il semblerait que l’un des objectifs recherché par les auteurs de l’attentat soit la division de l’espace politique et social afin de remettre en cause l’existence de la nouvelle démocratie. L’assassinat du leader d’opposition Chokri Belaid en février 2013 a montré combien ce risque de division n’est pas une menace à prendre à la légère. Pendant un mois les portes de l’assemblée constituante  furent fermées (2) et la vie politique bloquée du fait que l’opposition accusait le chef du gouvernement Hamadi Jebali et le parti islamiste Ennahda d’être responsable de la mort de C. Belaid (3). Le gouvernement a été contraint à la démission et seule l’union entre les islamiques et les laïcs pragmatiques à permis de sortir de cette crise (2). Aujourd’hui avec les attentats du Bardo cette union sur le plan politique et social est ainsi primordiale pour éviter à la Tunisie de tomber dans le chaos. Au-delà du consensus politique c’est le renforcement de l’identité nationale qui semble nécessaire pour unir les Tunisiens. Pourtant, force est de constater que la réponse à la question « Qu'est ce qu'être tunisien? » n’admet pas de réponse exact. Effectivement, les débats à l’Assemblée Nationale Constituante ont montré que plusieurs conceptions de la nation Tunisienne s’opposent (4). Surgit alors un paradoxe : la construction de l’identité nationale tunisienne censée unir le peuple Tunisien autour de valeurs communes le divise.

            Pour comprendre comment la définition de l’identité nationale divise en particulier sur le plan politique, un détour par l’histoire de sa construction semble s’imposer. Pour reprendre les termes de Robert Ilbert, les identités nationales sont contraintes par les lignes tracées par les politiques. Ces derniers l’influencent par le biais de l’école, des monuments, des symboles, etc. Autrement dit, s’il est certain que la formation d’une identité nationale doit s’enraciner dans une histoire et une culture communes qui ne sont pas fictives, les politiques sont amenés à sélectionner des moments de cette histoire commune à travers la mémoire rendant ainsi « malléable » l’identité nationale (5). Ces choix dans la construction d’une mémoire officielle ont souvent pour objectif de légitimer le pouvoir en place. Depuis l’indépendance tunisienne, différentes conceptions de l’identité ont été véhiculées par les pouvoirs politiques en fonction du contexte national et international. Les recherches de Driss Abbassi montrent comment Bourguiba puis Ben Ali ont tenté d’influencer et de construire l’identité tunisienne pour rassembler autour de leur politique et de leur personne (6). On repère ainsi trois grands mouvements dans la construction  identitaire de la Tunisie post coloniale. De 1956 à 1966 dans  le discours historique véhiculé par les livres scolaires, la référence à l’identité maghrébine et arabe de la Tunisie est forte. Ce discours existe en réaction à la colonisation européenne subie par les peuples de cette région du monde, l’union du Maghreb apparaissant alors comme nécessaire à la décolonisation. L’histoire de la Tunisie est inscrite dans l’histoire du Maghreb grâce aux références régulières à la culture arabe de la Tunisie. L’islamité des tunisiens est clairement revendiquée  tandis que Carthage représente l’unité maghrébine dans la lutte contre Rome. La conquête du Maghreb par les arabes au Moyen-âge se serait réalisée de manière pacifique et les populations (les berbères) auraient adhéré naturellement à l’Islam avant de contribuer à sa diffusion. L’unicité du Maghreb serait ainsi presque divine.  La solidarité « naturelle » des ces pays face aux colonisations hispaniques, ottomanes puis européennes est également mise en avant. Cependant le contexte national et international change à partir du milieu des années 1960 laissant place à une modification de l’histoire telle qu’elle est véhiculée dans les manuels scolaires. L’identité nationale ne s’inscrit plus dans une perspective maghrébine mais essentiellement tunisienne : « le Maghreb devient un autre pour l’élève tunisien ». L’histoire antique ne fait plus référence à l’Afrique du Nord sauf dans le cadre de Carthage tandis qu’à propos de la colonisation les autres pays du Maghreb ne sont pas évoqués. Les références à la Tunisie ouverte sur la méditerranée depuis Carthage priment tandis que le référent religieux est moins prégnant. Ce changement n’est pas sans lien avec la montée des tensions entre le régime de Bourguiba et les autres pays du monde arabe : ses positions face à la Palestine dérangent tandis que le projet d’une union maghrébine s’efface. A cela s’ajoute une forte personnalisation du pouvoir de Bourguiba. C’est pourquoi l’on remarque dans l’un des manuels d’histoires du primaire que parmi dix neuf chapitres, dix huit sont consacrés exclusivement à la Tunisie et dix portent sur la personne de Bourguiba. Le culte de la personnalité est ainsi flagrant. La fin de la période bourguibienne en 1987 entraîne alors un nouveau changement dans la construction de l’identité. En effet, puisque Bourguiba n’est plus au pouvoir, l’omniprésence de sa personne dans les livres d’histoire n’a plus de sens. C’est pourquoi l’on inscrit de nouveau l’histoire de la Tunisie dans une période plus large afin de mettre à l’écart la personnification de l’histoire autour de Bourguiba. Apparaît alors terme « d’amazighité » dans les livres scolaires. Il fait référence aux berbères qui sont de nouveau inclus dans les origines de la nation. Le terme amazigh est préféré à celui de berbère qui vient du mot « barbara » (les barbares)  utilisé par les  romains pour désigner les nations n’appartenant pas à la civilisation latine. De plus « l’amazigh » désigne « l’homme libre » ce qui permet d’affirmer que les origines de la nation préexistent à la lutte contre Rome, et  s’inscrivent dans un certain nombre de valeurs telles que le courage ou la liberté. La période de la conquête arabe quand à elle n’est pas décrite comme pacifique mais elle est définie comme une rupture, le nord de l’Afrique devenant musulman ce qui est vu positivement. Ces deux paramètres identitaires (amazigh et arabe) s’accompagnent peu à peu d’une référence à l’ancrage méditerranéen de la Tunisie marqué notamment par l’héroïsation d’Hannibal. Affirmer cet ancrage méditerranéen, permet de « relier la diaspora tunisienne (en Europe)  et son potentiel économique et touristique à sa patrie d’origine (la Tunisie)» (6).

           Ainsi on se rend compte que les politiques, en jouant sur l’interprétation des faits historiques, ont pu modifier la définition de l’identité Tunisienne pour affermir et légitimer leur pouvoir. Il paraît donc logique  et nécessaire que la chute du régime de Ben Ali et la construction d’un nouveau régime s’accompagne d’une redéfinition des choix de mémoire alors même que la révolution n’avait pas tant pour objet la question identitaire que la question des libertés politiques et de la justice sociale (7). En effet, pour être légitime, le nouveau régime doit être capable d’être en conformité avec la réponse à la question de l’identité tunisienne. Si la révolution, vue de l’extérieur, semble avoir unie les Tunisiens et les principaux courants politiques du pays (gauches et islamistes) pouvant ainsi forger un point d’Archimède autour duquel la mémoire nationale se forgerait, force est de constater qu’elle est insuffisante pour deux raisons. D’un côté, une union basée uniquement sur la révolution ne serait pas apte à intégrer les anciens cadres et partisans de l’ancien régime. Lorsque l’on sait que nombre des membres du parti Nidaa Tounes (parti majoritaire actuel) ainsi que le président B. Caïd Essebsi lui-même eurent une place politique active dans l’ancien régime on se rend compte qu’une telle exclusion est difficilement envisageable. D’autre part, les débats sur l’identité qui eurent lieu à l’Assemblée Nationale Constituante montrent que la question de l’identité nationale est loin d’être résiduelle et qu’elle est au cœur même de nombre de divisions actuelles (8). En effet, chaque parti politique ayant une idéologie bien définie et distincte des autres, il en découle que chacun cherche à influencer la définition de l’identité nationale de telle sorte qu’elle soit en conformité avec ses opinions. C’est ainsi que deux principales conceptions de l’identité tunisienne s’affrontent. Pour l’une, le socle de l’identité est la langue arabe et l’Islam, religion commune aux tunisiens. Elle inscrit la Tunisie dans la perspective large du monde arabe et elle est naturellement portée par le parti islamiste Ennahda qui souhaite que la loi soit conforme aux valeurs de l’Islam. L’autre conception, plus moderniste, est fidèle au courant laïque et néo-destourien. Sans pour autant renier la référence à la langue et à la religion ces courants considèrent que ces racines communes sont incomplètes et ne rendent pas compte de la spécifié tunisienne par rapport aux autres pays du monde arabe. Ils soulignent la tradition moderniste dans laquelle la Tunisie a été pionnière, que ce soit dans la reconnaissance des minorités, du caractère civil de l’Etat, de la place de la femme dans la société, de l’ancrage méditerranéen du pays, etc. Cette conception s’inscrit ainsi dans la continuité de la période bourguibienne et semblait jusque-là faire consensus que ce soit parmi les partisans de l’ancien régime ou parmi les opposants de gauche. Elle est portée par les partis laïques, démocrates et  républicains. L’opposition dans la réponse à la question « qu’est-ce qu’être tunisien ?» est d’autant plus cruciale que les partis politiques s’affrontent sur le terrain de la légitimité. En effet le parti sera d’autant plus légitime qu’il représentera « vraiment » la Tunisie, son peuple et ses valeurs.

        Les débats à l’Assemblée Constituante, malgré cette opposition  ont abouti à un consensus : l’article 1 qu’il n’est pas permis d’amender affirme l’identité arabe et islamique de la Tunisie tandis que l’article 2 qui n’est pas amendable non plus souligne que la Tunisie est un Etat civil.  L’article 48 de la constitution est quand à lui consacré aux femmes, dont l’Etat s’engage à « renforcer et à développer » les droits déjà acquis. Cependant, si l’on creuse un peu plus la question de l’identité, on se rend compte que bien qu’un tel consensus soit possible, il ne prend pas en compte d’autres formes d’identités qui existent dans la société tunisienne. En effet, même si elles ne remettent pas en cause l’unité nationale Tunisienne, il existe des identités régionales très fortes qui tendent à nuancer cette notion d’homogénéité du peuple tunisien (8). Les émeutes qui ont eu lieu dans le sud pour contester l’élection de Essebsi semblent le montrer. Plus grave : les antagonismes sociaux sont à même de mettre à mal l’unité nationale à cause de la représentation que chacun des groupes sociaux se font de l’identité tunisienne. Concrètement les individus appartenant aux classes plus aisées sont plutôt favorable à véhiculer l’image du tunisien aisé et éduqué (au sens scolaire du terme). Ainsi dans ses discours Bourguiba demandait aux pauvres de « ne pas étaler leur pauvreté au grand jour pour ne pas faire honte à la Nation ». On retrouve ici une volonté d’exclure qui ne correspond pas à cet idéal d’unité véhiculé par le concept de « nation ». 

          Ainsi, la Révolution de Jasmin et la constitution d’un nouveau régime  bien qu’elles ne se définissent  pas de prime abord comme une remise en question de l’identité tunisienne, soulève une question fondamentale pour la sphère politique : « Qu’est ce qu’être tunisien ? ». En effet, la légitimité d’un régime dépend de sa capacité à répondre aux attentes des citoyens, d’être en adéquation avec l’identité tunisienne. La réponse à cette question qui devrait unir le peuple autour d’un idéal commun, une volonté de vivre et de construire ensemble admet cependant plusieurs options qui divisent. Pour sortir de cette division l’une des solutions semble être le consensus. Pourtant, n’y a-t-il pas un risque, en réduisant la question identitaire à son plus petit dénominateur commun de tomber dans une forme d’immobilisme ?  Un compromis, prenant en compte les éléments des différentes conceptions rivales représente également une solution, mais pourrait aboutir à un certain nombre de contradictions en supprimant toute logique à l’identité. Le flou autour des articles 1 et 2 de constitution semble le confirmer. L’article 1 stipule que « La Tunisie est un Etat libre, indépendant, souverain, sa religion est l’Islam [...] » sans que l’on sache si le terme Islam se rapporte au mot Tunisie ou Etat. Cette imprécision est particulièrement problématique dans le sens où elle pourrait tout aussi bien mener à une lecture théocratique (le gouvernement de Dieu) qu’à une lecture laïque de la constitution. Cette contradiction est d’autant plus forte que l’article 2 affirme le caractère civil de l’Etat sans préciser si civil signifie « non militaire » ou « non religieux ».

          Un constat bien pessimiste pourrait nous emmener plus loin encore : l’identité d’une nation repose sur la mémoire qu’elle a de son passé. Cette mémoire comme nous l’avons montré résulte d’un choix. Or, un choix est toujours synonyme d’exclusion. En effet opter pour une option revient à exclure les autres possibilités. Dès lors on peut se demander si l’identité, en tant qu’elle se construit, ne repose pas nécessairement sur l’exclusion.
 

Notes :

(1) Ernest Renan, « Qu’est ce qu’une nation ? », conférence donné en 1882 à la Sorbonne



(4) D. Perez, « La prégnance du débat de l’identité tunisienne à l’assemblée : la résistance des mythes fondateurs », in GANA VAN HAMME Processus électoraux et territoires en Tunisie.

(5) Robert Ilbert : Préface in Driss Abassi, Entre Bourguiba et Hannibal, identité tunisienne et histoire depuis l’indépendance, p.9

(6) Abbassi Driss, « Le Maghreb dans la construction identitaire de la Tunisie postcoloniale », Critique internationale 3/2008 (n° 40), p. 115-137

(7) Feriel Ben Mahmoud , Tunisie, année zéro, 7min 45 : Un jeune tunisien déclare : « Le peuple tunisien est descendu dans la rue ni pour un problème d’identité ni pour un problème de religion. Personne n’allait remettre cela en question l’identité tunisienne. »

(8) D. Perez, « La prégnance du débat de l’identité tunisienne à l’assemblée : la résistance des mythes fondateurs », in GANA VAN HAMME Processus électoraux et territoires en Tunisie.