Claude-Joseph Verdier, Scène de bataille : Hannibal contre les Romains, XVIIIe siècle
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« Une nation est une âme, un
principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent
cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le
présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ;
l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de
continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » (1) C’est en
ces mots célèbres que Ernest Renan définissait le concept de nation lors d’une
conférence prononcée le 11 Mars 1882 à la Sorbonne. Elle affirme que la volonté
de vivre ensemble autrement dit d’être uni repose sur un passé commun qui forge
l’identité. S’il est très clair que ce passé ne peut pas être créé de toute
pièce, il est malléable dans le sens où son interprétation peut être diverse et
où des choix de mémoire sont établis. C’est pourquoi la part de construction
d’une identité nationale et sa définition même représentent un enjeu
majeur : c’est elle qui devrait permettre au pays de construire un régime politique
et une société stables et durables. Cette
définition, si l’on tente de l’appliquer aux peuples Libyen et Tunisien est d’une actualité on ne peut plus brulante. En
effet nombreux sont ceux qui tentent d’expliquer l’échec de la révolution
libyenne par l’absence d’une véritable unité nationale, l’absence d’une nation
par opposition au succès de la révolution tunisienne. La Tunisie parviendrait
ainsi à construire un nouveau régime stable sans mettre en péril les acquis de
la « Révolution de Jasmin » en partie grâce à l’existence d’une
nation tunisienne. Les attentats du Bardo du 18 mars 2015 ont remis ce sujet au
cœur de la vie politique et sociale tunisienne dans le sens où il semblerait
que l’un des objectifs recherché par les auteurs de l’attentat soit la division
de l’espace politique et social afin de remettre en cause l’existence de la
nouvelle démocratie. L’assassinat du leader d’opposition Chokri Belaid en
février 2013 a montré combien ce risque de division n’est pas une menace à prendre
à la légère. Pendant un mois les portes de l’assemblée constituante furent fermées (2) et la vie politique bloquée
du fait que l’opposition accusait le chef du gouvernement Hamadi Jebali et le parti islamiste Ennahda
d’être responsable de la mort de C. Belaid (3). Le gouvernement a été contraint
à la démission et seule l’union entre les islamiques et les laïcs pragmatiques
à permis de sortir de cette crise (2). Aujourd’hui avec les attentats du Bardo
cette union sur le plan politique et social est ainsi primordiale pour éviter à
la Tunisie de tomber dans le chaos. Au-delà du consensus politique c’est le
renforcement de l’identité nationale qui semble nécessaire pour unir les
Tunisiens. Pourtant, force est de constater que la réponse à la question
« Qu'est ce qu'être tunisien? » n’admet pas de réponse exact. Effectivement,
les débats à l’Assemblée Nationale Constituante ont montré que plusieurs
conceptions de la nation Tunisienne s’opposent (4). Surgit alors un paradoxe :
la construction de l’identité nationale tunisienne censée unir le peuple Tunisien
autour de valeurs communes le divise.
Pour
comprendre comment la définition de l’identité nationale divise en particulier
sur le plan politique, un détour par l’histoire de sa construction semble s’imposer.
Pour reprendre les termes de Robert Ilbert, les identités nationales sont
contraintes par les lignes tracées par les politiques. Ces derniers l’influencent par le
biais de l’école, des monuments, des symboles, etc. Autrement dit, s’il est
certain que la formation d’une identité nationale doit s’enraciner dans une
histoire et une culture communes qui ne sont pas fictives, les politiques sont
amenés à sélectionner des moments de cette histoire commune à travers la
mémoire rendant ainsi « malléable » l’identité nationale (5). Ces
choix dans la construction d’une mémoire officielle ont souvent pour objectif de
légitimer le pouvoir en place. Depuis l’indépendance tunisienne, différentes
conceptions de l’identité ont été véhiculées par les pouvoirs politiques en
fonction du contexte national et international. Les recherches de Driss Abbassi
montrent comment Bourguiba puis Ben Ali ont tenté d’influencer et de construire
l’identité tunisienne pour rassembler autour de leur politique et de leur
personne (6). On repère ainsi trois grands mouvements dans la construction identitaire de la Tunisie post coloniale. De
1956 à 1966 dans le discours historique
véhiculé par les livres scolaires, la référence à l’identité maghrébine et
arabe de la Tunisie est forte. Ce discours existe en réaction à la colonisation
européenne subie par les peuples de cette région du monde, l’union du Maghreb
apparaissant alors comme nécessaire à la décolonisation. L’histoire de la Tunisie
est inscrite dans l’histoire du Maghreb grâce aux références régulières à la
culture arabe de la Tunisie. L’islamité des tunisiens est clairement revendiquée tandis que Carthage représente l’unité maghrébine
dans la lutte contre Rome. La conquête du Maghreb par les arabes au Moyen-âge
se serait réalisée de manière pacifique et les populations (les berbères)
auraient adhéré naturellement à l’Islam avant de contribuer à sa diffusion.
L’unicité du Maghreb serait ainsi presque divine. La solidarité « naturelle » des ces
pays face aux colonisations hispaniques, ottomanes puis européennes est
également mise en avant. Cependant le contexte national et international change
à partir du milieu des années 1960 laissant place à une modification de
l’histoire telle qu’elle est véhiculée dans les manuels scolaires. L’identité
nationale ne s’inscrit plus dans une perspective maghrébine mais
essentiellement tunisienne : « le Maghreb devient un autre pour
l’élève tunisien ». L’histoire antique ne fait plus référence à l’Afrique
du Nord sauf dans le cadre de Carthage tandis qu’à propos de la colonisation
les autres pays du Maghreb ne sont pas évoqués. Les références à la Tunisie ouverte
sur la méditerranée depuis Carthage priment tandis que le référent religieux
est moins prégnant. Ce changement n’est pas sans lien avec la montée des
tensions entre le régime de Bourguiba et les autres pays du monde arabe :
ses positions face à la Palestine dérangent tandis que le projet d’une union maghrébine
s’efface. A cela s’ajoute une forte personnalisation du pouvoir de Bourguiba.
C’est pourquoi l’on remarque dans l’un des manuels d’histoires du primaire que
parmi dix neuf chapitres, dix huit sont consacrés exclusivement à la Tunisie et
dix portent sur la personne de Bourguiba. Le culte de la personnalité est ainsi
flagrant. La fin de la période bourguibienne en 1987 entraîne alors un nouveau
changement dans la construction de l’identité. En effet, puisque Bourguiba
n’est plus au pouvoir, l’omniprésence de sa personne dans les livres d’histoire
n’a plus de sens. C’est pourquoi l’on inscrit de nouveau l’histoire de la
Tunisie dans une période plus large afin de mettre à l’écart la
personnification de l’histoire autour de Bourguiba. Apparaît alors terme
« d’amazighité » dans les livres scolaires. Il fait référence aux berbères
qui sont de nouveau inclus dans les origines de la nation. Le terme amazigh est
préféré à celui de berbère qui vient du mot « barbara » (les barbares) utilisé par les romains pour désigner les nations
n’appartenant pas à la civilisation latine. De plus « l’amazigh »
désigne « l’homme libre » ce qui permet d’affirmer que les origines
de la nation préexistent à la lutte contre Rome, et s’inscrivent dans un certain nombre de valeurs
telles que le courage ou la liberté. La période de la conquête arabe quand à elle
n’est pas décrite comme pacifique mais elle est définie comme une rupture, le
nord de l’Afrique devenant musulman ce qui est vu positivement. Ces deux
paramètres identitaires (amazigh et arabe) s’accompagnent peu à peu d’une référence
à l’ancrage méditerranéen de la Tunisie marqué notamment par l’héroïsation d’Hannibal.
Affirmer cet ancrage méditerranéen, permet de « relier la diaspora tunisienne (en Europe) et son potentiel économique et touristique à
sa patrie d’origine (la Tunisie)» (6).
Ainsi on se rend compte que les
politiques, en jouant sur l’interprétation des faits historiques, ont pu modifier
la définition de l’identité Tunisienne pour affermir et légitimer leur pouvoir. Il paraît donc logique et nécessaire que la chute du régime de Ben
Ali et la construction d’un nouveau régime s’accompagne d’une redéfinition des
choix de mémoire alors même que la révolution n’avait pas tant pour objet la
question identitaire que la question des libertés politiques et de la justice
sociale (7). En effet, pour être légitime, le nouveau régime doit être capable
d’être en conformité avec la réponse à la question de l’identité tunisienne. Si
la révolution, vue de l’extérieur, semble avoir unie les Tunisiens et les
principaux courants politiques du pays (gauches et islamistes) pouvant ainsi
forger un point d’Archimède autour duquel la mémoire nationale se forgerait,
force est de constater qu’elle est insuffisante pour deux raisons. D’un côté,
une union basée uniquement sur la révolution ne serait pas apte à intégrer les
anciens cadres et partisans de l’ancien régime. Lorsque l’on sait que nombre des
membres du parti Nidaa Tounes (parti majoritaire actuel) ainsi que le président
B. Caïd Essebsi lui-même eurent une place politique active dans l’ancien régime
on se rend compte qu’une telle exclusion est difficilement envisageable.
D’autre part, les débats sur l’identité qui eurent lieu à l’Assemblée Nationale
Constituante montrent que la question de l’identité nationale est loin d’être
résiduelle et qu’elle est au cœur même de nombre de divisions actuelles (8). En
effet, chaque parti politique ayant une idéologie bien définie et distincte des
autres, il en découle que chacun cherche à influencer la définition de l’identité
nationale de telle sorte qu’elle soit en conformité avec ses opinions. C’est
ainsi que deux principales conceptions de l’identité tunisienne s’affrontent. Pour
l’une, le socle de l’identité est la langue arabe et
l’Islam, religion commune aux tunisiens. Elle inscrit la Tunisie dans la perspective large du monde arabe et
elle est naturellement portée par le parti islamiste Ennahda qui souhaite que
la loi soit conforme aux valeurs de l’Islam. L’autre conception, plus
moderniste, est fidèle au courant laïque et néo-destourien. Sans pour autant renier
la référence à la langue et à la religion ces courants considèrent que ces
racines communes sont incomplètes et ne rendent pas compte de la spécifié
tunisienne par rapport aux autres pays du monde arabe. Ils soulignent la
tradition moderniste dans laquelle la Tunisie a été pionnière, que ce soit dans
la reconnaissance des minorités, du caractère civil de l’Etat, de la place de
la femme dans la société, de l’ancrage méditerranéen du pays, etc. Cette
conception s’inscrit ainsi dans la continuité de la période bourguibienne et
semblait jusque-là faire consensus que ce soit parmi les partisans de l’ancien
régime ou parmi les opposants de gauche. Elle est portée par les partis
laïques, démocrates et républicains. L’opposition
dans la réponse à la question « qu’est-ce qu’être tunisien ?» est
d’autant plus cruciale que les partis politiques s’affrontent sur le terrain de
la légitimité. En effet le parti sera d’autant plus légitime qu’il représentera
« vraiment » la Tunisie, son peuple et ses valeurs.
Les débats à l’Assemblée
Constituante, malgré cette opposition ont abouti à un consensus : l’article 1
qu’il n’est pas permis d’amender affirme l’identité arabe et islamique de la
Tunisie tandis que l’article 2 qui n’est pas amendable non plus souligne que la
Tunisie est un Etat civil. L’article 48
de la constitution est quand à lui consacré aux femmes, dont l’Etat s’engage à
« renforcer et à développer » les droits déjà acquis. Cependant, si
l’on creuse un peu plus la question de l’identité, on se rend compte que bien
qu’un tel consensus soit possible, il ne prend pas en compte d’autres formes d’identités
qui existent dans la société tunisienne. En effet, même si elles ne remettent
pas en cause l’unité nationale Tunisienne, il existe des identités régionales
très fortes qui tendent à nuancer cette notion d’homogénéité du peuple tunisien
(8). Les émeutes qui ont eu lieu dans le sud pour contester l’élection de
Essebsi semblent le montrer. Plus grave : les antagonismes sociaux sont à
même de mettre à mal l’unité nationale à cause de la représentation que chacun des
groupes sociaux se font de l’identité tunisienne. Concrètement les individus
appartenant aux classes plus aisées sont plutôt favorable à véhiculer l’image
du tunisien aisé et éduqué (au sens scolaire du terme). Ainsi dans ses discours
Bourguiba demandait aux pauvres de « ne pas étaler leur pauvreté au grand
jour pour ne pas faire honte à la Nation ». On retrouve ici une
volonté d’exclure qui ne correspond pas à cet idéal d’unité véhiculé par le
concept de « nation ».
Ainsi, la Révolution de Jasmin et la
constitution d’un nouveau régime bien
qu’elles ne se définissent pas de prime
abord comme une remise en question de l’identité tunisienne, soulève une
question fondamentale pour la sphère politique : « Qu’est ce qu’être
tunisien ? ». En effet, la légitimité d’un régime dépend de sa
capacité à répondre aux attentes des citoyens, d’être en adéquation avec l’identité
tunisienne. La réponse à cette question qui devrait unir le peuple autour d’un
idéal commun, une volonté de vivre et de construire ensemble admet cependant
plusieurs options qui divisent. Pour sortir de cette division l’une des
solutions semble être le consensus. Pourtant, n’y a-t-il pas un risque, en
réduisant la question identitaire à son plus petit dénominateur commun de
tomber dans une forme d’immobilisme ? Un compromis, prenant en compte les éléments
des différentes conceptions rivales représente également une solution, mais
pourrait aboutir à un certain nombre de contradictions en supprimant toute
logique à l’identité. Le flou autour des articles 1 et 2 de constitution semble
le confirmer. L’article 1 stipule que
« La Tunisie est un Etat libre, indépendant, souverain, sa religion est l’Islam
[...] » sans que l’on sache si le terme Islam se rapporte au mot Tunisie
ou Etat. Cette imprécision est particulièrement problématique dans le sens où
elle pourrait tout aussi bien mener à une lecture théocratique (le gouvernement
de Dieu) qu’à une lecture laïque de la constitution. Cette contradiction est
d’autant plus forte que l’article 2 affirme le caractère civil de l’Etat sans
préciser si civil signifie « non militaire » ou « non
religieux ».
Un constat bien pessimiste pourrait
nous emmener plus loin encore : l’identité d’une nation repose sur la
mémoire qu’elle a de son passé. Cette mémoire comme nous l’avons montré résulte
d’un choix. Or, un choix est toujours synonyme d’exclusion. En effet opter pour
une option revient à exclure les autres possibilités. Dès lors on peut se
demander si l’identité, en tant qu’elle se construit, ne repose pas
nécessairement sur l’exclusion.
Notes :
(1) Ernest Renan, « Qu’est ce qu’une
nation ? », conférence donné en 1882 à la Sorbonne
(4) D. Perez, « La prégnance du
débat de l’identité tunisienne à l’assemblée : la résistance des mythes
fondateurs », in GANA VAN HAMME Processus électoraux et territoires en Tunisie.
(5) Robert Ilbert : Préface in
Driss Abassi, Entre Bourguiba et Hannibal,
identité tunisienne et histoire depuis l’indépendance, p.9
(6) Abbassi Driss, « Le Maghreb dans la construction
identitaire de la Tunisie postcoloniale », Critique internationale 3/2008 (n°
40), p. 115-137
(7) Feriel Ben Mahmoud
, Tunisie, année zéro, 7min 45 :
Un jeune tunisien déclare : « Le peuple tunisien est descendu dans la
rue ni pour un problème d’identité ni pour un problème de religion. Personne n’allait
remettre cela en question l’identité tunisienne. »
(8) D. Perez, « La prégnance du
débat de l’identité tunisienne à l’assemblée : la résistance des mythes
fondateurs », in GANA VAN HAMME Processus électoraux et territoires en Tunisie.