Par Jean Chomette
Tout d’abord, il faut souligner que cette frontière est une zone d’échanges historiques entre libyens et tunisiens. Dès le Moyen Age, les tribus vivant dans cette zone circulaient librement, alternant entre échanges économiques, alliances et conflits guerriers. La frontière n’était pas nette, se déplaçant au gré des victoires de telle ou telle tribu(1). Par la suite, sous le protectorat français de Tunisie à partir de 1881, elle fut considérée comme une zone neutre pour éviter tous contacts et tous conflits avec les turcs dominant alors la Libye. Ce n’est ainsi qu’à partir de 1910 qu’une ligne claire fut établie avec la convention de Tripoli (2). Alors que des groupes tribaux Tunisiens et Libyens se partageaient la frontière en jouant sur leurs conflits et leur « complémentarité réciproque » (trocs, alliances, etc), l’occupation coloniale parfois violente les pousse petit à petit à s’entendre et à mettre en place un véritable réseau de solidarité. Les tribus de part et d’autre de la frontière s’entendent pour mener la résistance contre les puissances coloniales. Par exemple en 1912, des milliers de Libyens se réfugient en Tunisie pour fuir l’occupation italienne de la Libye. Ils s’installent dans la région de Ben Gardanne (près de la frontière libyenne), et bénéficient de l’accueil et de la protection des groupes tribaux tunisiens (3). Si l’indépendance de la Libye en 1952 puis la découverte des puys de pétrole incitent les émigrés Libyen à revenir en Libye, les réseaux d’entente transfrontaliers mis en place dans la première moitié du 20ème siècle perdurent. Les groupes tribaux de la Tripolitaine qui avaient été accueilli en Tunisie accueillent à leur tour des migrants tunisiens non déclarés (4). En 1988 la frontière entre la Tunisie et la Libye est ouverte à nouveau et permet la multiplication des échanges informels de marchandises et de la contrebande qui existent encore. Aujourd’hui l’économie de la région tourne autour de ce petit commerce comme le montre nombre de petits marchands sur le bord de la route qui profitent du commerce frontalier lorsque l’on se rapproche peu à peu de la frontière coté tunisien.
Vente informelle de pétrole libyen, juin 2015
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On retrouve par exemple de nombreux vendeurs de pétrole libyen non déclarés, des bureaux de changes illégaux, etc. Parfois, ce sont des villages entiers au bord de la route qui vendent des marchandises dédiées aux libyens tels que des pots de terre cuite tandis que le nombre de camions de marchandises qui vont vers la Libye ou qui en proviennent sont très nombreux (5). Cela est lié à l’accord tacite entre l’Etat tunisien et ceux qui profitent du commerce transfrontalier depuis l’ouverture des frontière en 1988 : l’Etat ferme les yeux face à la contrebande, laisse faire les échanges tandis que les tribus locales protègent la frontière en évitant que des armes ou de la drogue ne pénètrent en Tunisie. Cet accord permet ainsi de palier à l’absence de politique de développement dans la région (6). Cependant, la révolution libyenne de 2011 a modifié les rapports de forces à la frontière et a permis le développement de la circulation de drogue, d’armes et de djihadistes (7). Par ailleurs, l’instabilité libyenne a fait fuir nombre de touristes venant habituellement dans le sud de la Tunisie. Il est frappant de voir combien les zones touristiques du sud, pourtant magnifiques sont désertées par les touristes. Que ce soit à Médenine ou Tataouine par exemple les vestiges Berbère ne sont que très peu visités désormais. Beaucoup d’hôtels et de petits marchands de souvenirs ont du fermer, en particulier à Djerba (8).
Les vestiges berbères de Tataouine vide de touristes, juin 2015
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C’est pourquoi l’érection d’une frontière hermétique entre les deux pays parait bien complexe et pourrait générer un fort mécontentement social. Toute tentative de reprise de contrôle des échanges à la frontière remet en cause les ressources de nombre de tunisiens vivants du commerce frontalier. Ces derniers avaient déjà pâti de la fermeture des frontières dans les années 1980 et redoutent le retour à une telle situation durant laquelle même les vieux étaient obligés de travailler dans des chantiers, gagnant à peine de quoi survivre (10). Ces dernières années, les tentatives de reprise du contrôle de la frontière et des échanges par l’Etat Tunisien se sont soldées par des échecs. En aout 2010 la tentative de Ben Ali de fermer le poste frontalier de Ras Jdir près de Ben Guerdane avait poussé les petits commerçants et employés du petit commerce vivants des échanges transfrontaliers à se soulever. Face à la pression populaire il était finalement revenu en arrière et la frontière avait été ré-ouverte. De même en 2014, le gouvernement tunisien avait voulu mettre en place une taxe pour les non résidents à la sortie du territoire. En réponse, les brigades libyennes qui contrôlent la frontière mirent en place une taxe pour les tunisiens puis interdirent l’exportation de marchandises. L’arrêt des échanges provoqua alors des mouvements populaires qui contraignirent l’Etat à renoncer à cette taxe. (11)
Au-delà de la pression populaire, ce sont les contrebandiers les plus « durs » qui s’opposent violemment à une frontière hermétique. Les forces de sécurité tunisiennes à la frontière hésitent souvent à contrôler les plus gros contrebandiers par peur de la répression. En effet, selon les dires d’un petit transporteur de la région, s’ils sont arrêtés, « ils peuvent mobiliser leur clan familial et attaquer les agents ou les commissariats ». (12)
Nous pourrions aller plus loin encore en soulignant le fait que le problème du terrorisme est un problème interne à la Tunisie. En effet, la Tunisie est le premier pourvoyeur de djihadiste de l’Etat Islamique tandis que les attentats perpétrés en Tunisie ces dernières années l’ont été par des tunisiens. Sachant que la limitation des échanges à la frontière nourrirait le chômage, la pauvreté et le mécontentement social elle pourrait créer un terreau favorable à la radicalisation des populations autour de l’idéologie des islamistes radicaux. Par ailleurs la frontière pourrait aggraver la crise du tourisme en générant une forte instabilité sociale et politique dans le sud du pays. Cela signifie que la frontière au lieu de résoudre le problème du terrorisme l’aggraverait (13).
Il semblerait donc que la nature de la frontière entre la Tunisie et la Libye soit une véritable interface, une zone d’interdépendance plus qu’une ligne de démarcation nette entre deux pays indépendants l’un de l’autre. Pourtant, en érigeant un mur entre la Tunisie et la Libye, l’Etat tunisien semble vouloir en faire une ligne de démarcation hermétique, protégeant la Tunisie. En d’autre terme il semble que cela revient à vouloir changer la nature de cette frontière, ce qui est loin d’être évident compte tenu des conséquences que cela implique.
Il faudrait que la construction d’un tel mur s’accompagne donc d’une véritable politique de développement dans le Sud du pays avec de forts investissements permettant de réorienter l’économie vers un secteur autre que la contrebande et peut être même autre que le tourisme dans un premier temps compte tenu de la crise à laquelle celui-ci est confronté.
Au-delà de la difficulté d’une telle politique, c’est un problème d’ordre moral qui est posé. En effet nous avons analysé ici les enjeux liés de la frontière d’un point de vu tunisien. Pourtant, une frontière hermétique n’est pas sans conséquences pour les habitants de l’autre conté de la frontière qui eux aussi vivent des échanges transfrontaliers. Cela implique qu’il faudrait penser la frontière non comme une ligne de rupture mais une interface et mener une politique de sécurisation et de développement de part et d’autre de la frontière. Une telle conception n’est pas sans poser problème lorsque l’on connaît la situation chaotique de la Libye actuellement.
Notes
(2) Le 19 mai 1910 a lieu la convention de Tripoli. Cet accord franco-Ottoman trace une ligne de frontière claire entre la Libye sous contrôle Ottoman et la Tunisie sous contrôle Français.
(3) Mustapha Chandoul, Hassan Boubakri, Gildas Simon, Jacqueline Costa-Lascoux « Migrations clandestines et contrebande à la frontière tuniso-libyenne » in Revue européenne des migrations internationales, Année 1991 Volume 7 Numéro 2 pp. 155-162.
(4) Ibid
(5) Observation que j’ai pu faire lors de mon voyage dans le sud tunisien en Juillet 2015
(6) Khansa Ben Tarjem, « Tunisie-Libye : une frontière qui dérange »
(7) « La Tunisie des frontières : jihad et contrebande » Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de Crisis Group N°148, 28 novembre 2013 Page 24.
« On aurait ainsi tort de limiter les causes du développement anarchique de la contrebande au relâchement sécuritaire et la crainte de possibles émeutes qu’éprouveraient les forces de l’ordre. La croissance de la contrebande et donc l’augmentation de la perméabilité des frontières sont également liées à la recomposition des cartels du commerce illicite. En effet, les frontières algériennes et libyennes sont le terrain d’un commerce lucratif que plusieurs barons frontaliers de l’économie de la fraude ont intérêt à faire perdurer. Or, le jeu entre l’Etat et les contrebandiers a été pipé par les conséquences du soulèvement de 2010-2011 et de la chute de Kadhafi.126 Autrement dit, les cartels ne semblent plus jouer aussi efficacement que par le passé le rôle de gestion des frontières qui leur était dévolu sous l’ancien régime. La circulation de drogues, d’arme et de jihadistes dans les régions limitrophes en constitue la principale manifestation ».
(8) Observation que j’ai pu faire lors de mon voyage dans le sud tunisien en Juillet 2015
(9) En effet, selon les dire d’un habitant de la région interrogé en Juillet 2015 l’Etat Libyen subventionne un certain nombre de produits à l’achat. Cela permet aux contrebandiers de les revendre en Tunisie et de réaliser des bénéfices.
(10) « La Tunisie des frontières : jihad et contrebande » Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de Crisis Group N°148, 28 novembre 2013 Page 22.
« Dans le Sud-Est, le tableau est plus ou moins similaire. Nombre de frontaliers se considèrent comme des « oubliés du système » et expriment leur frustration à l’encontre de ceux qui les empêchent de mener à bien leur commerce. Comme le note un habitant de Ben Guerdane qui se remémore la période difficile par laquelle la région est passée lorsque les frontières tuniso-libyennes étaient fermées durant les années 1980 :
Quand nous avions besoin de l’Etat, il n’était pas là. Nous nous sommes débrouillés par nos propres moyens. Qu’il ne vienne pas maintenant nous demander des comptes ! Tout le monde se souvient ici des années noires lorsque la frontière était fermée à cause des problèmes diplomatiques avec la Libye. Les vieux travaillaient dans des chantiers et gagnaient à peine de quoi survivre. Nous ne vivrons plus jamais cela".
(11) Khansa Ben Tarjem, « Tunisie-Libye : une frontière qui dérange »
(12) « La Tunisie des frontières : jihad et contrebande » Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de Crisis Group N°148, 28 novembre 2013 Page 21.
« En fait, ce sont les contrebandiers les plus « durs » qui sont les moins contrôlés, non pas parce qu’ils payent plus de pots-de-vin ou qu’ils connaissent davantage de responsables de la police et des douanes, mais parce qu’ils peuvent mobiliser leur clan familial et attaquer les agents ou les commissariats, s’ils sont attrapés. »