mardi 22 décembre 2015

L'impossible frontière tuniso-libyenne.

Par Jean Chomette
Construction du mur de sable entre la Tunisie et la Libye, Lefigaro.fr Juillet 2015
 
         Le 7 juillet dernier le chef du gouvernement tunisien Habib Essid a annoncé la construction d’un mur entre la Tunisie et la Libye. Face à la vague d’attentats à laquelle la Tunisie est soumise actuellement, ce choix peut sembler assez logique. En effet, la Tunisie est victime de la situation libyenne : la guerre civile en Libye laisse prospérer les trafics d’armes, la contrebande et les camps d’entrainements terroristes par lesquels sont passés les responsables des attentats du Bardo (mars 2015) et de Sousse (juin 2015). La frontière entre la Tunisie et la Libye étant  on ne peut plus poreuse on comprend pourquoi l’Etat Tunisien cherche à reprendre le contrôle de la zone frontalière et séparer de façon hermétique la Tunisie et la Libye. Cependant, une analyse plus fine de cette zone permet de s’interroger d’une manière plus approfondie sur le bien fondé d’un tel mur.

         Tout d’abord, il faut souligner que cette frontière est une zone d’échanges historiques entre libyens et tunisiens. Dès le Moyen Age, les tribus vivant dans cette zone circulaient librement, alternant entre échanges économiques, alliances et conflits guerriers. La frontière n’était pas nette, se déplaçant au gré des victoires de telle ou telle tribu(1). Par la suite, sous le protectorat français de Tunisie à partir de 1881, elle fut considérée comme une zone neutre pour éviter tous contacts et tous conflits avec les turcs dominant alors la Libye. Ce n’est ainsi qu’à partir de 1910 qu’une ligne claire fut établie avec la convention de Tripoli (2). Alors que des groupes tribaux Tunisiens et Libyens se partageaient la frontière en jouant sur leurs conflits et leur « complémentarité réciproque » (trocs, alliances, etc), l’occupation coloniale parfois violente les pousse petit à petit à s’entendre et à mettre en place un véritable réseau de solidarité. Les tribus de part et d’autre de la frontière s’entendent pour mener la résistance contre les puissances coloniales. Par exemple en 1912, des milliers de Libyens se réfugient en Tunisie pour fuir l’occupation italienne de la Libye. Ils s’installent dans la région de Ben Gardanne (près de la frontière libyenne),  et bénéficient de l’accueil et de la protection des groupes tribaux tunisiens (3). Si l’indépendance de la Libye en 1952 puis la découverte des puys de pétrole incitent les émigrés Libyen à revenir en Libye, les réseaux d’entente transfrontaliers mis en place dans la première moitié du 20ème siècle perdurent. Les groupes tribaux de la Tripolitaine qui avaient été accueilli en Tunisie accueillent à leur tour des migrants tunisiens non déclarés (4). En 1988 la frontière entre la Tunisie et la Libye est ouverte à nouveau et permet la multiplication des échanges informels de marchandises et de la contrebande qui existent encore. Aujourd’hui l’économie de la région tourne autour de ce petit commerce comme le montre nombre de petits marchands sur le bord de la route qui profitent du commerce frontalier lorsque l’on se rapproche peu à peu de la frontière coté tunisien.


Vente informelle de pétrole libyen, juin 2015

On retrouve par exemple de nombreux vendeurs de pétrole libyen non déclarés, des bureaux de changes illégaux, etc. Parfois, ce sont des villages entiers au bord de la route qui vendent des marchandises dédiées aux libyens tels que des pots de terre cuite tandis que le nombre de camions de marchandises qui vont vers la Libye ou qui en proviennent sont très nombreux (5). Cela est lié à l’accord tacite entre l’Etat tunisien et ceux qui profitent du commerce transfrontalier depuis l’ouverture des frontière en 1988 : l’Etat ferme les yeux face à la contrebande, laisse faire les échanges tandis que les tribus locales protègent la frontière en évitant que des armes ou de la drogue ne pénètrent en Tunisie. Cet accord permet ainsi de palier à l’absence de politique de développement dans la région (6).  Cependant, la révolution libyenne de 2011 a modifié les rapports de forces à la frontière et a permis le développement de la circulation de drogue, d’armes et de djihadistes (7). Par ailleurs, l’instabilité libyenne a fait fuir nombre de touristes venant habituellement dans le sud de la Tunisie. Il est frappant de voir combien les zones touristiques du sud, pourtant magnifiques sont désertées par les touristes. Que ce soit à Médenine ou Tataouine par exemple les vestiges Berbère ne sont que très peu visités désormais. Beaucoup d’hôtels et de petits marchands de souvenirs ont du fermer, en particulier à Djerba (8).

Les vestiges berbères de Tataouine vide de touristes, juin 2015
Il semblerait ainsi que l’équilibre macro économiques du sud tunisien soit étroitement lié à la Libye. L’instabilité libyenne et la porosité de la frontière a contribué à la destruction progressive de l’économie du tourisme en Tunisie. A l’inverse la limitation des échanges devrait contribuer à l’inflation en Tunisie : le prix du pétrole devrait augmenter avec la diminution de l’offre de pétrole de contrebande de même que le prix d’un certain nombre de denrées alimentaires subventionnées par l’Etat libyen puis exportées en Tunisie (9).  De plus cela nourrirait le chômage puisque comme nous l’avons montré, une grande partie des emplois dans le sud de la Tunisie reposent sur ces échanges, souvent illégaux.
C’est pourquoi l’érection d’une frontière hermétique entre les deux pays parait bien complexe et pourrait générer un fort mécontentement social. Toute tentative de reprise de contrôle des échanges à la frontière remet en cause les ressources de nombre de tunisiens vivants du commerce frontalier. Ces derniers avaient déjà pâti de la fermeture des frontières dans les années  1980  et redoutent le retour à une telle situation durant laquelle même les vieux étaient obligés de travailler dans des chantiers, gagnant à peine de quoi survivre (10). Ces dernières années, les tentatives de reprise du contrôle de la frontière et des échanges par l’Etat Tunisien se sont soldées par des échecs. En aout 2010 la tentative de Ben Ali de fermer le poste frontalier de Ras Jdir près de Ben Guerdane avait poussé les petits commerçants et employés du petit commerce vivants des échanges transfrontaliers à se soulever. Face à la pression populaire il était finalement revenu en arrière et la frontière avait été ré-ouverte. De même en 2014, le gouvernement tunisien avait voulu mettre en place une taxe pour les non résidents à la sortie du territoire. En réponse, les brigades libyennes qui contrôlent la frontière mirent en place une taxe pour les tunisiens puis interdirent l’exportation de marchandises. L’arrêt des échanges provoqua alors des mouvements populaires qui contraignirent  l’Etat à renoncer à cette taxe. (11)
Au-delà de la pression populaire, ce sont les contrebandiers les plus « durs » qui s’opposent violemment à une frontière hermétique. Les forces de sécurité tunisiennes à la frontière hésitent souvent à contrôler les plus gros contrebandiers par peur de la répression. En effet, selon les dires d’un petit transporteur de la région, s’ils sont arrêtés, « ils peuvent mobiliser leur  clan familial et attaquer les agents ou les commissariats ». (12)
Nous pourrions aller plus loin encore  en soulignant le fait que le problème du terrorisme est un problème interne à la Tunisie. En effet, la Tunisie est le premier pourvoyeur de djihadiste de l’Etat Islamique tandis que les attentats perpétrés en Tunisie ces dernières années l’ont été par des tunisiens. Sachant que la limitation des échanges à la frontière nourrirait le chômage, la pauvreté et le mécontentement social elle pourrait créer un terreau favorable à la radicalisation des populations autour de l’idéologie des islamistes radicaux. Par ailleurs la frontière pourrait aggraver la crise du tourisme en générant une forte instabilité sociale et politique dans le sud du pays. Cela signifie que la frontière au lieu de résoudre le problème du terrorisme l’aggraverait (13).  

Il semblerait donc que la nature de la frontière entre la Tunisie et la Libye soit une véritable interface, une zone d’interdépendance plus qu’une ligne de démarcation nette entre deux pays indépendants l’un de l’autre. Pourtant, en érigeant un mur entre la Tunisie et la Libye, l’Etat tunisien semble vouloir en faire une ligne de démarcation hermétique, protégeant la Tunisie. En d’autre terme il semble que cela revient à vouloir changer la nature de cette frontière, ce qui est loin d’être évident compte tenu des conséquences que cela implique.
Il faudrait que la construction d’un tel mur s’accompagne donc d’une véritable politique de développement dans le Sud du pays avec de forts investissements permettant de réorienter l’économie vers un secteur autre que la contrebande et peut être même autre que le tourisme dans un premier temps compte tenu de la crise à laquelle celui-ci est confronté.
Au-delà de la difficulté d’une telle politique, c’est un problème d’ordre moral qui est posé. En effet nous avons analysé ici les enjeux liés de la frontière d’un point de vu tunisien. Pourtant, une  frontière hermétique n’est pas sans conséquences pour les habitants de l’autre conté de la frontière qui eux aussi vivent des échanges transfrontaliers. Cela implique qu’il faudrait penser la frontière non comme une ligne de rupture mais une interface et mener une politique de sécurisation et de développement de part et d’autre de la frontière. Une telle conception n’est pas sans poser problème lorsque l’on connaît la situation chaotique de la Libye actuellement.
Notes
 
(1)   Jean-François Martin, Histoire de la Tunisie contemporaine. De Ferry à Bourguiba. 1881-1956, éd. L'Harmattan, Paris, 2003, p. 77
(2)   Le 19 mai 1910 a lieu la convention de Tripoli. Cet accord franco-Ottoman  trace une ligne de frontière claire entre la Libye sous contrôle Ottoman et la Tunisie sous contrôle Français.

(3)   Mustapha Chandoul, Hassan Boubakri, Gildas Simon, Jacqueline Costa-Lascoux « Migrations clandestines et contrebande à la frontière tuniso-libyenne » in Revue européenne des migrations internationales, Année 1991 Volume 7 Numéro 2 pp. 155-162.

(4)   Ibid

(5)   Observation que j’ai pu faire lors de mon voyage dans le sud tunisien en Juillet 2015

(6)   Khansa Ben Tarjem, « Tunisie-Libye : une frontière qui dérange »

(7) « La Tunisie des frontières : jihad et contrebande » Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de Crisis Group N°148, 28 novembre 2013 Page 24.
« On aurait ainsi tort de limiter les causes du développement anarchique de la contrebande au relâchement sécuritaire et la crainte de possibles émeutes qu’éprouveraient les forces de l’ordre. La croissance de la contrebande et donc l’augmentation de la perméabilité des frontières sont également liées à la recomposition des cartels du commerce illicite. En effet, les frontières algériennes et libyennes sont le terrain d’un commerce lucratif que plusieurs barons frontaliers de l’économie de la fraude ont intérêt à faire perdurer. Or, le jeu entre l’Etat et les contrebandiers a été pipé par les conséquences du soulèvement de 2010-2011 et de la chute de Kadhafi.126 Autrement dit, les cartels ne semblent plus jouer aussi efficacement que par le passé le rôle de gestion des frontières qui leur était dévolu sous l’ancien régime. La circulation de drogues, d’arme et de jihadistes dans les régions limitrophes en constitue la principale manifestation ».

(8)   Observation que j’ai pu faire lors de mon voyage dans le sud tunisien en Juillet 2015

(9)   En effet, selon les dire d’un habitant de la région interrogé en Juillet 2015 l’Etat Libyen subventionne un certain nombre de produits à l’achat. Cela permet aux contrebandiers de les revendre en Tunisie et de réaliser des bénéfices.
 
(10) « La Tunisie des frontières : jihad et contrebande » Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de Crisis Group N°148, 28 novembre 2013 Page 22.
« Dans le Sud-Est, le tableau est plus ou moins similaire. Nombre de frontaliers se considèrent comme des « oubliés du système » et expriment leur frustration à l’encontre de ceux qui les empêchent de mener à bien leur commerce. Comme le note un habitant de Ben Guerdane qui se remémore la période difficile par laquelle la région est passée lorsque les frontières tuniso-libyennes étaient fermées durant les années 1980 : 
Quand nous avions besoin de l’Etat, il n’était pas là. Nous nous sommes débrouillés par nos propres moyens. Qu’il ne vienne pas maintenant nous demander des comptes ! Tout le monde se souvient ici des années noires lorsque la frontière était fermée à cause des problèmes diplomatiques avec la Libye. Les vieux travaillaient dans des chantiers et gagnaient à peine de quoi survivre. Nous ne vivrons plus jamais cela".
 
 
 

(11) Khansa Ben Tarjem, « Tunisie-Libye : une frontière qui dérange »

(12) « La Tunisie des frontières : jihad et contrebande » Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de Crisis Group N°148, 28 novembre 2013 Page 21.
« En fait, ce sont les contrebandiers les plus « durs » qui sont les moins contrôlés, non pas parce qu’ils payent plus de pots-de-vin ou qu’ils connaissent davantage de responsables de la police et des douanes, mais parce qu’ils peuvent mobiliser leur clan familial et attaquer les agents ou les commissariats, s’ils sont attrapés. »

 

mercredi 17 juin 2015

L’insoumission à la règle dans la Tunisie post révolutionnaire : une simple désorganisation étatique ?


Par Jean Chomette

Barbelés, place du gouvernement, Tunis, le 11/06/2015


 
 
        Le départ du président Ben Ali le 14 janvier 2011 a ouvert un espoir immense de liberté en Tunisie. A partir de cet instant, le rétablissement de l’Etat de droit devient un moyen de se protéger de l’arbitraire de la police au nom de la liberté et des droits de l’homme. La libre expression n’est plus interdite, au contraire, elle est encouragée tandis que le policier, lorsque qu’il veille au respect de la loi, est désormais soumis au respect des droits fondamentaux.  Le renversement du statut du policier est complet. Les dires d’un retraité tunisois le souligne : « Sous le régime de Ben Ali, les policiers s’ils frappaient une personne n’étaient jamais inquiétés, jamais jugés. » Cette impunité a même permis à certains d’entre eux de « profiter de leur costume » en l’utilisant à des fins personnelles (1).
        Ces deux éléments ont contribué au rejet et à des forces de police par nombre de tunisiens. Ce rejet latent éclate alors au grand jour à partir de la révolution : la liberté, la dignité et le respect des droits de l’Homme devenant les maîtres mots, les policiers se trouvent complètement décrédibilisés et non respectés. Au-delà de l’irrespect des force de police s’ajoute une forme de désordre social généré par la révolution que la police ne peut guère gérer : des milices pro Ben Ali essayent de semer le désordre tandis que nombre de prisonniers sortent de prison. A ce propos on peut noter comment les habitants d’un petit quartier calme de la délégation du Bardo à Tunis sont parvenus à protéger leur quartier eux-mêmes (2). Pour éviter tous les problèmes liés à la délinquance (vols, etc.)  des barrières ont été installées dans les entrés du quartier, gardées par les jeunes qui ont ainsi pris le relais de la police. Pendant la révolution cette délinquance n’est pas qu’un simple mauvais sentiment : des motos sont volées à Tunis (3), le Géant situé à une quinzaine de kilomètres de Tunis est incendié à cette même époque et fait l’objet d’actes de pillages et de vandalisme. On se rend alors compte des dommages collatéraux générés par la révolution en termes d’insoumission à la règle de petite délinquance.
      Aujourd’hui, il est frappant de voir combien la présence policière est forte à Tunis. Les barbelés déroulés par l’armée au moment de la révolution pour protéger les bâtiments officiels sont toujours en place tandis que l’on trouve des policiers dans nombre de coins de rue, souvent armés. Cette présence a augmenté depuis la chute de Ben Ali. Cependant malgré le retour au calme depuis la révolution il semblerait en écoutant certains tunisois  que la petite délinquance et l’irrespect des lois au quotidien aient clairement augmenté depuis la fin du régime de Ben Ali (4). Les policiers dans la rue ne sont plus aussi respectés. Il est intéressant de voir par exemple la réaction d’une femme Tunisienne d’une quarantaine d’année face à un petit échauffourée sur la terrasse d’un café entre des jeunes et un serveur : « Ce sont les jeunes, ils veulent créer des problèmes pour attirer et provoquer les policiers ».(5) Les règles de constructions immobilières ne sont plus respectés (6) tandis que le marché noir, s’il existait déjà ne se cache plus comme avant : il n’est pas rare de voir sur le trottoir des bidons d’essence à vendre. L’irrespect de la loi dans les actions les plus simples de la vie quotidienne semble s’être peu à peu banalisé.
      A cela s’ajoute le nombre récurrent et croissant de manifestions depuis la chute de Ben Ali. Régulièrement, depuis que nous sommes arrivés à Tunis se déroulent de petites manifestations avenue Habib Bourguiba. Les prétextes sont divers mais remettent tous en cause l’action de l’Etat (campagne Winou el petrol, manifestation contre le chômage, manifestation des enseignants). Il semblerait, comme l’a souligné l’ancien ministre Râfaa Ben Achour dans un entretient qu’il nous a accordé qu’il y aie un « déficit d’Etat » (7). L’Etat ne parvient pas à réguler complètement les comportements.
      Autre paradoxe encore : alors que le parti Islamiste Ennahdha, apparemment plus rigoriste a été le premier parti tunisien à l’Assemblée jusqu’en 2014, la consommation d’alcool a très nettement augmenté depuis 2011.  Cela signifie qu’une majorité relative de tunisiens a voté pour un parti politique aux idées conservatrices au niveau  des mœurs tandis que la pratique générale a connu une libéralisation des mœurs.
      Une sorte de « barrière mentale » par laquelle les individus se contrôlent eux même et respectent les règles édictées par la société semble s’être affaiblie. Sans pour autant  caricaturer et exagérer cette situation, force est de constater que ce phénomène est caractéristique d’une situation d’anomie. En effet, une telle situation  se produit lorsque les normes d’une société sont incapables de réguler celle-ci, lorsqu’elles sont inefficientes. C’est ici le cas : les normes légales existent et pourtant le désordre persiste.
      Ainsi le déficit d’Etat n’est pas tant dû à un affaiblissement de la force policière qu’à un changement de mentalité. La volonté d’affirmer une liberté presque totale semble prendre le dessus. Peut-être pourrait-on alors interpréter ces comportements comme  la sortie de la servitude volontaire. «  Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres » nous disait La Boetie : n’est-ce pas ce qui est recherché par nombre de Tunisiens ?
 
 
Notes:
 
Cet article a été réalisé à partir :
- de ce que nous avons pu observer dans la ville de Tunis lors de notre enquête en Juin 2015.
-de discussions informelles que nous avons eues avec des habitants de Tunis.
-d’entretiens plus approfondis.
 
(1) Entretient réalisé dans le 12/06/2015 dans le cadre de notre voyage à Tunis avec un Tunisois retraité, habitant de la délégation du Bardo.
(2) ibid.
(3) ibid.
(4) Réflexion d’une amie Tunisienne avenue Habib Bourguiba le 08/06/2015
(6) Affirmation de Râfaa Ben Achour dans un entretient qu’il  nous a accordé le 13/06/2015
(7) ibid.

dimanche 17 mai 2015

La construction de l’unité Tunisienne, facteur de division ?

 
 Par Jean Chomette       


 Claude-Joseph Verdier, Scène de bataille : Hannibal contre les Romains, XVIIIe siècle
 


        « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » (1) C’est en ces mots célèbres que Ernest Renan définissait le concept de nation lors d’une conférence prononcée le 11 Mars 1882 à la Sorbonne. Elle affirme que la volonté de vivre ensemble autrement dit d’être uni repose sur un passé commun qui forge l’identité. S’il est très clair que ce passé ne peut pas être créé de toute pièce, il est malléable dans le sens où son interprétation peut être diverse et où des choix de mémoire sont établis. C’est pourquoi la part de construction d’une identité nationale et sa définition même représentent un enjeu majeur : c’est elle qui devrait permettre au pays de construire un régime politique et une société stables et durables.  Cette définition, si l’on tente de l’appliquer aux peuples Libyen et Tunisien est  d’une actualité on ne peut plus brulante. En effet nombreux sont ceux qui tentent d’expliquer l’échec de la révolution libyenne par l’absence d’une véritable unité nationale, l’absence d’une nation par opposition au succès de la révolution tunisienne. La Tunisie parviendrait ainsi à construire un nouveau régime stable sans mettre en péril les acquis de la  « Révolution de Jasmin » en partie grâce à l’existence d’une nation tunisienne. Les attentats du Bardo du 18 mars 2015 ont remis ce sujet au cœur de la vie politique et sociale tunisienne dans le sens où il semblerait que l’un des objectifs recherché par les auteurs de l’attentat soit la division de l’espace politique et social afin de remettre en cause l’existence de la nouvelle démocratie. L’assassinat du leader d’opposition Chokri Belaid en février 2013 a montré combien ce risque de division n’est pas une menace à prendre à la légère. Pendant un mois les portes de l’assemblée constituante  furent fermées (2) et la vie politique bloquée du fait que l’opposition accusait le chef du gouvernement Hamadi Jebali et le parti islamiste Ennahda d’être responsable de la mort de C. Belaid (3). Le gouvernement a été contraint à la démission et seule l’union entre les islamiques et les laïcs pragmatiques à permis de sortir de cette crise (2). Aujourd’hui avec les attentats du Bardo cette union sur le plan politique et social est ainsi primordiale pour éviter à la Tunisie de tomber dans le chaos. Au-delà du consensus politique c’est le renforcement de l’identité nationale qui semble nécessaire pour unir les Tunisiens. Pourtant, force est de constater que la réponse à la question « Qu'est ce qu'être tunisien? » n’admet pas de réponse exact. Effectivement, les débats à l’Assemblée Nationale Constituante ont montré que plusieurs conceptions de la nation Tunisienne s’opposent (4). Surgit alors un paradoxe : la construction de l’identité nationale tunisienne censée unir le peuple Tunisien autour de valeurs communes le divise.

            Pour comprendre comment la définition de l’identité nationale divise en particulier sur le plan politique, un détour par l’histoire de sa construction semble s’imposer. Pour reprendre les termes de Robert Ilbert, les identités nationales sont contraintes par les lignes tracées par les politiques. Ces derniers l’influencent par le biais de l’école, des monuments, des symboles, etc. Autrement dit, s’il est certain que la formation d’une identité nationale doit s’enraciner dans une histoire et une culture communes qui ne sont pas fictives, les politiques sont amenés à sélectionner des moments de cette histoire commune à travers la mémoire rendant ainsi « malléable » l’identité nationale (5). Ces choix dans la construction d’une mémoire officielle ont souvent pour objectif de légitimer le pouvoir en place. Depuis l’indépendance tunisienne, différentes conceptions de l’identité ont été véhiculées par les pouvoirs politiques en fonction du contexte national et international. Les recherches de Driss Abbassi montrent comment Bourguiba puis Ben Ali ont tenté d’influencer et de construire l’identité tunisienne pour rassembler autour de leur politique et de leur personne (6). On repère ainsi trois grands mouvements dans la construction  identitaire de la Tunisie post coloniale. De 1956 à 1966 dans  le discours historique véhiculé par les livres scolaires, la référence à l’identité maghrébine et arabe de la Tunisie est forte. Ce discours existe en réaction à la colonisation européenne subie par les peuples de cette région du monde, l’union du Maghreb apparaissant alors comme nécessaire à la décolonisation. L’histoire de la Tunisie est inscrite dans l’histoire du Maghreb grâce aux références régulières à la culture arabe de la Tunisie. L’islamité des tunisiens est clairement revendiquée  tandis que Carthage représente l’unité maghrébine dans la lutte contre Rome. La conquête du Maghreb par les arabes au Moyen-âge se serait réalisée de manière pacifique et les populations (les berbères) auraient adhéré naturellement à l’Islam avant de contribuer à sa diffusion. L’unicité du Maghreb serait ainsi presque divine.  La solidarité « naturelle » des ces pays face aux colonisations hispaniques, ottomanes puis européennes est également mise en avant. Cependant le contexte national et international change à partir du milieu des années 1960 laissant place à une modification de l’histoire telle qu’elle est véhiculée dans les manuels scolaires. L’identité nationale ne s’inscrit plus dans une perspective maghrébine mais essentiellement tunisienne : « le Maghreb devient un autre pour l’élève tunisien ». L’histoire antique ne fait plus référence à l’Afrique du Nord sauf dans le cadre de Carthage tandis qu’à propos de la colonisation les autres pays du Maghreb ne sont pas évoqués. Les références à la Tunisie ouverte sur la méditerranée depuis Carthage priment tandis que le référent religieux est moins prégnant. Ce changement n’est pas sans lien avec la montée des tensions entre le régime de Bourguiba et les autres pays du monde arabe : ses positions face à la Palestine dérangent tandis que le projet d’une union maghrébine s’efface. A cela s’ajoute une forte personnalisation du pouvoir de Bourguiba. C’est pourquoi l’on remarque dans l’un des manuels d’histoires du primaire que parmi dix neuf chapitres, dix huit sont consacrés exclusivement à la Tunisie et dix portent sur la personne de Bourguiba. Le culte de la personnalité est ainsi flagrant. La fin de la période bourguibienne en 1987 entraîne alors un nouveau changement dans la construction de l’identité. En effet, puisque Bourguiba n’est plus au pouvoir, l’omniprésence de sa personne dans les livres d’histoire n’a plus de sens. C’est pourquoi l’on inscrit de nouveau l’histoire de la Tunisie dans une période plus large afin de mettre à l’écart la personnification de l’histoire autour de Bourguiba. Apparaît alors terme « d’amazighité » dans les livres scolaires. Il fait référence aux berbères qui sont de nouveau inclus dans les origines de la nation. Le terme amazigh est préféré à celui de berbère qui vient du mot « barbara » (les barbares)  utilisé par les  romains pour désigner les nations n’appartenant pas à la civilisation latine. De plus « l’amazigh » désigne « l’homme libre » ce qui permet d’affirmer que les origines de la nation préexistent à la lutte contre Rome, et  s’inscrivent dans un certain nombre de valeurs telles que le courage ou la liberté. La période de la conquête arabe quand à elle n’est pas décrite comme pacifique mais elle est définie comme une rupture, le nord de l’Afrique devenant musulman ce qui est vu positivement. Ces deux paramètres identitaires (amazigh et arabe) s’accompagnent peu à peu d’une référence à l’ancrage méditerranéen de la Tunisie marqué notamment par l’héroïsation d’Hannibal. Affirmer cet ancrage méditerranéen, permet de « relier la diaspora tunisienne (en Europe)  et son potentiel économique et touristique à sa patrie d’origine (la Tunisie)» (6).

           Ainsi on se rend compte que les politiques, en jouant sur l’interprétation des faits historiques, ont pu modifier la définition de l’identité Tunisienne pour affermir et légitimer leur pouvoir. Il paraît donc logique  et nécessaire que la chute du régime de Ben Ali et la construction d’un nouveau régime s’accompagne d’une redéfinition des choix de mémoire alors même que la révolution n’avait pas tant pour objet la question identitaire que la question des libertés politiques et de la justice sociale (7). En effet, pour être légitime, le nouveau régime doit être capable d’être en conformité avec la réponse à la question de l’identité tunisienne. Si la révolution, vue de l’extérieur, semble avoir unie les Tunisiens et les principaux courants politiques du pays (gauches et islamistes) pouvant ainsi forger un point d’Archimède autour duquel la mémoire nationale se forgerait, force est de constater qu’elle est insuffisante pour deux raisons. D’un côté, une union basée uniquement sur la révolution ne serait pas apte à intégrer les anciens cadres et partisans de l’ancien régime. Lorsque l’on sait que nombre des membres du parti Nidaa Tounes (parti majoritaire actuel) ainsi que le président B. Caïd Essebsi lui-même eurent une place politique active dans l’ancien régime on se rend compte qu’une telle exclusion est difficilement envisageable. D’autre part, les débats sur l’identité qui eurent lieu à l’Assemblée Nationale Constituante montrent que la question de l’identité nationale est loin d’être résiduelle et qu’elle est au cœur même de nombre de divisions actuelles (8). En effet, chaque parti politique ayant une idéologie bien définie et distincte des autres, il en découle que chacun cherche à influencer la définition de l’identité nationale de telle sorte qu’elle soit en conformité avec ses opinions. C’est ainsi que deux principales conceptions de l’identité tunisienne s’affrontent. Pour l’une, le socle de l’identité est la langue arabe et l’Islam, religion commune aux tunisiens. Elle inscrit la Tunisie dans la perspective large du monde arabe et elle est naturellement portée par le parti islamiste Ennahda qui souhaite que la loi soit conforme aux valeurs de l’Islam. L’autre conception, plus moderniste, est fidèle au courant laïque et néo-destourien. Sans pour autant renier la référence à la langue et à la religion ces courants considèrent que ces racines communes sont incomplètes et ne rendent pas compte de la spécifié tunisienne par rapport aux autres pays du monde arabe. Ils soulignent la tradition moderniste dans laquelle la Tunisie a été pionnière, que ce soit dans la reconnaissance des minorités, du caractère civil de l’Etat, de la place de la femme dans la société, de l’ancrage méditerranéen du pays, etc. Cette conception s’inscrit ainsi dans la continuité de la période bourguibienne et semblait jusque-là faire consensus que ce soit parmi les partisans de l’ancien régime ou parmi les opposants de gauche. Elle est portée par les partis laïques, démocrates et  républicains. L’opposition dans la réponse à la question « qu’est-ce qu’être tunisien ?» est d’autant plus cruciale que les partis politiques s’affrontent sur le terrain de la légitimité. En effet le parti sera d’autant plus légitime qu’il représentera « vraiment » la Tunisie, son peuple et ses valeurs.

        Les débats à l’Assemblée Constituante, malgré cette opposition  ont abouti à un consensus : l’article 1 qu’il n’est pas permis d’amender affirme l’identité arabe et islamique de la Tunisie tandis que l’article 2 qui n’est pas amendable non plus souligne que la Tunisie est un Etat civil.  L’article 48 de la constitution est quand à lui consacré aux femmes, dont l’Etat s’engage à « renforcer et à développer » les droits déjà acquis. Cependant, si l’on creuse un peu plus la question de l’identité, on se rend compte que bien qu’un tel consensus soit possible, il ne prend pas en compte d’autres formes d’identités qui existent dans la société tunisienne. En effet, même si elles ne remettent pas en cause l’unité nationale Tunisienne, il existe des identités régionales très fortes qui tendent à nuancer cette notion d’homogénéité du peuple tunisien (8). Les émeutes qui ont eu lieu dans le sud pour contester l’élection de Essebsi semblent le montrer. Plus grave : les antagonismes sociaux sont à même de mettre à mal l’unité nationale à cause de la représentation que chacun des groupes sociaux se font de l’identité tunisienne. Concrètement les individus appartenant aux classes plus aisées sont plutôt favorable à véhiculer l’image du tunisien aisé et éduqué (au sens scolaire du terme). Ainsi dans ses discours Bourguiba demandait aux pauvres de « ne pas étaler leur pauvreté au grand jour pour ne pas faire honte à la Nation ». On retrouve ici une volonté d’exclure qui ne correspond pas à cet idéal d’unité véhiculé par le concept de « nation ». 

          Ainsi, la Révolution de Jasmin et la constitution d’un nouveau régime  bien qu’elles ne se définissent  pas de prime abord comme une remise en question de l’identité tunisienne, soulève une question fondamentale pour la sphère politique : « Qu’est ce qu’être tunisien ? ». En effet, la légitimité d’un régime dépend de sa capacité à répondre aux attentes des citoyens, d’être en adéquation avec l’identité tunisienne. La réponse à cette question qui devrait unir le peuple autour d’un idéal commun, une volonté de vivre et de construire ensemble admet cependant plusieurs options qui divisent. Pour sortir de cette division l’une des solutions semble être le consensus. Pourtant, n’y a-t-il pas un risque, en réduisant la question identitaire à son plus petit dénominateur commun de tomber dans une forme d’immobilisme ?  Un compromis, prenant en compte les éléments des différentes conceptions rivales représente également une solution, mais pourrait aboutir à un certain nombre de contradictions en supprimant toute logique à l’identité. Le flou autour des articles 1 et 2 de constitution semble le confirmer. L’article 1 stipule que « La Tunisie est un Etat libre, indépendant, souverain, sa religion est l’Islam [...] » sans que l’on sache si le terme Islam se rapporte au mot Tunisie ou Etat. Cette imprécision est particulièrement problématique dans le sens où elle pourrait tout aussi bien mener à une lecture théocratique (le gouvernement de Dieu) qu’à une lecture laïque de la constitution. Cette contradiction est d’autant plus forte que l’article 2 affirme le caractère civil de l’Etat sans préciser si civil signifie « non militaire » ou « non religieux ».

          Un constat bien pessimiste pourrait nous emmener plus loin encore : l’identité d’une nation repose sur la mémoire qu’elle a de son passé. Cette mémoire comme nous l’avons montré résulte d’un choix. Or, un choix est toujours synonyme d’exclusion. En effet opter pour une option revient à exclure les autres possibilités. Dès lors on peut se demander si l’identité, en tant qu’elle se construit, ne repose pas nécessairement sur l’exclusion.
 

Notes :

(1) Ernest Renan, « Qu’est ce qu’une nation ? », conférence donné en 1882 à la Sorbonne



(4) D. Perez, « La prégnance du débat de l’identité tunisienne à l’assemblée : la résistance des mythes fondateurs », in GANA VAN HAMME Processus électoraux et territoires en Tunisie.

(5) Robert Ilbert : Préface in Driss Abassi, Entre Bourguiba et Hannibal, identité tunisienne et histoire depuis l’indépendance, p.9

(6) Abbassi Driss, « Le Maghreb dans la construction identitaire de la Tunisie postcoloniale », Critique internationale 3/2008 (n° 40), p. 115-137

(7) Feriel Ben Mahmoud , Tunisie, année zéro, 7min 45 : Un jeune tunisien déclare : « Le peuple tunisien est descendu dans la rue ni pour un problème d’identité ni pour un problème de religion. Personne n’allait remettre cela en question l’identité tunisienne. »

(8) D. Perez, « La prégnance du débat de l’identité tunisienne à l’assemblée : la résistance des mythes fondateurs », in GANA VAN HAMME Processus électoraux et territoires en Tunisie.